Il est 17h en ce samedi estival et le thermomètre affiche allègrement 29°C. Je me sens comme désarmé devant le dilemme du soir : qu’ouvrir par ces chaleurs sans dénaturer le message du vin ? Problème ô combien cornélien, je vous l’accorde. Surtout quand Lionel annonce une soirée avec quelques grands vins. Je me dis alors que ce sera un beau Champagne, pour ouvrir les hostilités sous les meilleurs hospices mais aussi pour honorer la venue de son ami Claude et de sa femme pour le week-end.
C’est donc avec une certaine excitation que je me rends à cette soirée d’été entre amateurs. L’apéritif ne se fait pas attendre puisque les invités avaient déjà la gorge un peu sèche : serait-ce la chaleur ou alors mon retard qui les a rendu impatients ? Sur de multiples canapés et une quiche feuilletée au chorizo le Champagne Laurent-Perrier Grand Siècle n’a pas besoin de temps pour se révéler. Sa robe claire ne montre aucun signe d’évolution, la bulle est très fine et la mousse d’une beauté aérienne. Cette cuvée ne porte pas de millésime car Bernard de Nonencourt, l’instigateur de l’idée en 1955, avait décidé de s’affranchir des conventions champenoises. Grand Siècle est en fait l’assemblage de vins de 3 grandes années millésimées, elle est composée à majorité de Chardonnay (environ 55%) et issue de 11 terroirs tous classés en Grand Cru. Je pense que nous avons affaire à une composition datant des années 90 sachant que le vieillissement sur lies s’étend sur 7 à 8 ans en moyenne. Son nez gras et beurré s’exprime avec harmonie et élégance. La bouche est quant à elle plus vineuse, avec une bulle très fine qui porte toute la minéralité du terroir – pourquoi pas un assemblage des millésimes 1995, 1996 et 1998 ? Le Chardonnay s’exprime, la densité du vin est balancée magnifiquement par son élégance. Vin de terroir long et profond en finale il se termine avec grâce. A la fois velouté, puissant et frais, ce Champagne se boit sans soif si bien que j’aurais dû apporter un magnum. Superbe !
Lionel sait que je ne suis pas un grand fan de Viognier, quoiqu’après les dernières dégustations des Condrieu de Stéphane Montez (voir par ailleurs), je change peu à peu mon fusil d’épaule… Ce soir nous sommes en présence du Condrieu 2010 de Tardieu-Laurent, une cuvée à façon faite pour l’enseigne Système U justement représentée ce soir ! Ce vin s’ouvre sur des notes de fruits blancs très mûrs, de pâte de fruits et de cire, l’intense aromatique florale du Viognier est en retrait ce qui n’est pas pour me déplaire. Au palais le tout se montre riche et enrobé avec des notes vanillées et lactées. Les fleurs séchées ajoutent un soupçon de complexité à un ensemble doté d’un bel équilibre. Sans excès mais sans surprise, ce qui n’est déjà pas mal pour un Viognier ! Cependant il ne délivre pas d’émotion particulière car il ne dévoile sans doute pas le secret d’un grand terroir.
La grille du barbecue chauffe à mesure que nous servons le Château Villemaurine 2001, Grand Cru Classé de Saint-Emilion. Situé à quelques encablures du village sur un plateau argilo-calcaire, ce vin servi à l’aveugle aura alimenté les débats. Certes il s’agit d’un Bordeaux mais de quelle rive ? Sa couleur foncée arbore un disque légèrement tuilé. Signe de l’âge, tout comme une évolution du nez sur des tons viandés, de cuir et de terre mouillée ; le fruit rouge mûr est plus en retrait avant que l’ensemble ne se développe sur des notes amandées et de café. La bouche révèle l’élégance du Merlot qui représente 80% de l’encépagement de ce vignoble de 7ha classé en Grand Cru. Pour moi il n’y a plus de doute : c’est un Saint-Emilion ! Ses tannins soyeux supportent une matière persistante qui est portée par le fruit noir jusqu’en finale. Ce vin est à maturité, que tous ceux qui en ont encore en profitent dès à présent.
Avec Claude nous partageons la même admiration pour les vignobles de Côte-Rôtie et de Condrieu que j’ai visités récemment. C’est donc sans surprise que nous avons la chance de déguster un vin étonnant, fruit de la passion commune de trois vignerons célèbres : Yves Cuilleron, François Villard et Pierre Gaillard. A travers une structure indépendante, les Vins de Vienne, ils ont pris le pari de réhabiliter le vignoble de Seyssuel, très réputé jusqu’à sa destruction par le phylloxéra au 20è siècle. Il s’agit de la vigne la plus au Nord de la Vallée du Rhône, sur un terroir de schistes similaire à la Côte Blonde à Côte-Rôtie. Les vignes y ont été plantées en 1996, près de 20 ans plus tard nous nous délectons de ce « Sotanum » 2010, Vin de Pays des Côtes Rhodaniennes fait par les Vins de Vienne. Le fruit noir intense et mûr jaillit du verre, son expression est aérienne et précise, empreinte de cuir. La bouche confirme cette sensation de plaisir et d’élégance. Malgré sa puissance sous-jacente incroyable cette Syrah qui a profité d’un élevage de 16 mois en fût de chêne s’offre à nous avec charme et volupté. Le fruit noir est pur, les épices surgissent et le terroir de schiste s’affirme grâce à des notes cendrées, réglissées et minérales. L’archétype du grand Rhône Nord, issu d’un terroir oublié mais magnifié par la passion de trois irréductibles. Une Côte-Rôtie dans le texte, juste pas sur l’étiquette !
« Sotanum 2010 » offre un prélude de luxe au Château Léoville-Poyferré 2003, 2è Cru Classé de Saint-Julien qui entre sur scène telle une rockstar ! Ce Bordeaux majuscule nous accueille avec une robe sombre et opaque presque noire. Sa profondeur au nez révèle magnifiquement la minéralité du terroir. Complexe avec des notes de graphite et de fruits noirs mûrs (cassis, mûre, cerise noire), il débute son concert avec une puissance contenue. Ce vin aux tannins abondants mais parfaitement structurés et polis propose une minéralité incroyable, surtout sur ce millésime caniculaire : du cashmere en bouche. Très Pauillac par certains aspects, d’une texture luxuriante mais aussi terrifiant de pureté, ce vin se place en concurrent direct de Château Latour ! Sa matière pleine et opulente est balancée par une fraîcheur rare. Messieurs, dames, voici l’exemple parfait du grand Bordeaux 2003, produit magnifique d’un grand terroir car il allie à merveille puissance et élégance. A carafer plusieurs heures dès à présent et pour les 15 prochaines années… Grand Vin !
Nous terminons par un cadeau généreux de la part de Lionel, lui-même chez qui nous avons eu le plaisir de déguster Yquem 2002 il y a quelques années (voir ici). Le Château d’Yquem 1985, 1er Grand Cru Classé de Sauternes est le fruit d’un miracle puisque le botrytis ne s’est développé que très tard dans la saison avec une récolte, fait rarissime, réalisée début décembre ! Très peu de raisin en somme et un vin liquoreux atypique, au nez plutôt discret et monolithique, fait de miel et de notes de fruits jaunes : nous ne sommes pas du tout dans un registre aromatique habituel avec des notes confites et patinées. L’attaque en bouche est vive avec une belle liqueur sur le sucre de canne, le caramel brûlé puis des arômes subtils de curry, de végétal et de fruit frais. Puissant de prime abord, il s’assagit à l’aération puis s’illumine littéralement après quelques temps dans le verre. Sa fraîcheur et sa minéralité s’affirment peu à peu, preuve en est avec une salivation importante en fin de bouche. Le charme agit quand la finale aérienne de cet Yquem révèle toute la majesté du terroir et de ce Grand Vin. Il ne fait pas partie des plus sucrés, des plus opulents dans ce millésime tardif mais il brille par la marque qu’il nous laisse. Ce vin est à boire pour lui-même et destiné à nous tous hédonistes qui sommes à la recherche d’émotions discrètes et profondes.
C’est sur ces impressions que nous terminons cette soirée, comme encore marqués par les traces subtiles de ces vins de terroir. A la surprise d’un Laurent-Perrier Grand Siècle charmant et puissant se sont succédés un Saint-Emilion d’un grand clacissisme, un Sotanum de grande classe issu d’un terroir exceptionnel, un Léoville-Poyferré qui fera l’histoire et enfin un Yquem qui loin de toute opulence, a affirmé la noblesse de ses origines. Merci Lio, merci à tous et à très vite pour la prochaine édition de ces retrouvailles conviviales.
In vino veritas